dimanche 10 avril 2011

Impressions londoniennes
7-10 avril 2011

L'exposition "Romantics" qui se tient en ce moment à la Tate Britain permet d'admirer, outre de nombreuses toiles de Turner, le splendide Chatterton, de Henry Wallis (1856). Chatterton, poète maudit qui s'est suicidé à l'âge de 17 ans en ingérant de l'arsenic, est représenté allongé sur son lit de mort. Les nombreux fragments de papier éparpillés sur le sol, au premier plan, attestent sans doute de son manque d'inspiration et de la frustration dont on devine qu'elle aura, conjuguée à une grande pauvreté, précipité la fin de l'artiste. A la paleur cadavérique du visage répondent la lumière du dehors, perceptible à travers la lucarne qui surplombe le lit, et le pot de fleurs posé sur le rebord, deux motifs d'espoir qui atténuent le sentiment de profonde tristesse qu'inspire le tableau.

En remontant Millbank, le boulevard qui longe la Tamise depuis la Tate Britain, vers le nord, on aperçoit bientôt les Houses of Parliament, au style néogothique si caractéristique. Les touristes pullulent dans ce quartier si riche en symboles nationaux : l'Abbaye de Westminster, le 10 Downing Street ou encore la caserne des Horse Guards sont tous à portée de carillon de Big Ben, qui écrase de sa hauteur la statue de Churchill dans Parliament Square. A la foule des touristes succède celle des Londoniens, qui se précipitent en masse, dès la journée de travail terminée, à la gare de Waterloo, juste de l'autre côté de la Tamise. L'heure de pointe dans cette véritable ruche humaine constitue un spectacle en soi. Chaque voyageur se rue, la dernière édition de l'Evening Standard sous le bras, sur une borne automatique pour acheter le billet qui lui permettra de regagner sa plus ou moins lointaine banlieue. En sortant de la gare et en remontant Waterloo Road, on arrive rapidement à une petite place tranquille, où une galerie d'art fait de l'oeil au théâtre d'en face : l'Old Vic, où se joue "Cause Célèbre", du célèbre dramaturge Terrence Rattigan. Comme son nom ne l'indique pas, ce théâtre, dont l'acteur américain Kevin Spacey a pris les rênes en 2003, semble tout neuf, arborant une magnifique façade blanche qui ne laisse rien deviner de sa déjà longue histoire.

La rue à gauche du Old Vic se nomme The Cut. Parsemée de restaurants et de pubs et bordée de "terraced houses" en briques rouges, cette rue résidentielle est une oasis de calme fort appréciable après le tumulte de Waterloo. La clientèle du Old Vic tout proche et de son double avant-gardiste, le Young Vic, s'y presse dès la fin de l'après-midi pour déguster un curry ou un biriani au restaurant Spice of India, ou un plateau de fruits de mer au très chic Livebait, avant de compléter ses agapes par une soirée culturelle. Dans la continuité de The Cut, Union Street mène tout droit à Southwark Bridge Road puis à la station de métro de London Bridge, bien connue des touristes venus chercher le grand frisson au London Dungeon ou à l'Old Operating Theatre, attractions mettant en scène respectivement les conditions de vie déplorables dans les prisons londoniennes du Moyen-Age et les pratiques barbares des chirurgiens du 19ème siècle. Dès qu'il retrouve l'air libre, le visiteur, les narines sollicitées par les effluves du Borough Market, est vite rappelé aux réalités du 21ème siècle par le chantier colossal de "The Shard", la tour imaginée par Renzo Piano qui, lorsqu'elle sera achevée en 2012, sera le plus haut gratte-ciel de Londres - et du Royaume-Uni - du haut de ses 310 mètres, antenne comprise. Des bureaux et appartements y côtoieront un centre de conférences et un hôtel 5 étoiles. Cette prouesse architecturale risque fort d'éclipser le pourtant célèbre "Gherkin" (cornichon), qui de l'autre côté de la Tamise toise de ses 180 mètres la City depuis 2004 et accessoirement abrite le siège de la compagnie de réassurance Swiss Re. A la forme arrondie du Gherkin, l'Echarde opposera son profil pyramidal élancé, qui fait penser - en plus longiligne - à la Transamerica Pyramid de San Francisco.

Arbitre de ce duel de géants, le dôme de la cathédrale St Paul's, au coeur de la City, vient également souligner, de par sa pérennité dans un environnement résolument futuriste, l'un des traits marquants de la capitale britannique : la confrontation perpétuelle entre le passé et le présent, entre l'ancien et le moderne. Mais dans une ville où la fuite en avant apparaît comme une seconde nature, les bâtiments "futuristes" ne le restent jamais très longtemps et l'imagination des architectes, stimulée par une énergie urbaine peu commune, est sans limite. Cette créativité architecturale s'explique en partie par les grands projets de la municipalité, au premier rang desquels figurent les Jeux Olympiques de 2012. Cet évènement va avoir d'importantes conséquences sur le paysage londonien - un nouveau quartier va ainsi voir le jour autour du stade olympique, à Stratford, dans la banlieue est de la ville - mais celles-ci sont déjà éclipsées par un autre projet, le réaménagement des Royal Docks, encore plus à l'est, qui aboutira à la naissance d'un nouveau quartier d'affaires, petit frère de celui de Canary Wharf.

Comme en témoignent ces projets, la ville est résolument tournée vers l'avenir mais deux autres évènements, qui illustrent le grand écart temporel dans lequel elle s'inscrit, vont bientôt mettre à l'honneur l'une des plus vieilles institutions du pays, la monarchie. Après le mariage très attendu du Prince William et de Kate Middleton le 29 avril, la Reine Elisabeth II célèbrera son jubilée de diamant en juin 2012. Pour l'occasion, un défilé de bateaux en tous genres, comme n'en a plus connu Londres depuis des siècles, sera organisé sur la Tamise. symbolisant la puissance maritime passée de l'Empire. La vision de cette flotte bigarée, traçant son chemin au milieu des tours de la City jusqu'à la roue du London Eye, vaudra certainenement son pesant d'or mais soulèvera-t-elle le même enthousiasme que le mariage de "Wills and Kate" ? Celui-ci est déjà omniprésent dans les rues de la ville, en particulier dans les boutiques de souvenirs d'Oxford Street et de Picadilly Circus, où les assiettes, tasses et autres objets à l'effigie des futurs époux se disputent les faveurs des passants. A la vision de ce spectacle, une question vient à l'esprit : comment expliquer la longévité du mauvais goût qui, depuis les souvenirs fabriqués à l'occasion du mariage de Charles et Diana en juillet 1981, semble se perpétuer en toute impunité, au mépris de toutes les modes ?

Oxford Circus, le nom de l'intersection entre Regent Street et Oxford Street, décrit bien l'atmosphère de ce quartier, tout entier dédié au shopping. La frénésie y est la norme, les promeneurs s'y deversant en vagues incessantes à la recherche du dernier article à la mode, de souvenirs ou plus simplement du plaisir de contribuer à la marée humaine qui semble ne jamais devoir s'arrêter. Dans la cohue ambiante, le visiteur finit par ne plus faire la différence entre les modèles réduits des "double deckers" - en vente dans toutes les boutiques de souvenirs alentour - et les vrais bus à impériale qui sillonnent la rue à un tel rythme que toute tentative de la traverser relève d'un exercice extrêmement périlleux. Las de cette agitation permanente, certains déposent les armes et prennent le temps de rouler une cigarette sur le trottoir ou de savourer un thé à la cafétéria du niveau -1 de Debenhams, grand magasin jouxtant John Lewis, autre temple du shopping londonien. N'en déplaise aux adeptes du catastrophisme économique, les salariés du groupe John Lewis, qui détient également les supermarchés Waitrose, viennent d'apprendre qu'ils allaient toucher au titre de l'année 2010 une prime exceptionnelle représentant 18% de leur salaire. Bien sûr, on est loin des bonus des banquiers et traders de la City mais tout de même...

Comme toutes les autres capitales, et peut-être plus encore, Londres est une ville de contrastes. Nous en avons vu plus haut un exemple architectural, parmi beaucoup d'autres. L'exposition "London Street Photography", qui se tient au Museum of London, à cinq minutes de la cathédrale St Paul's, témoigne également, par photos interposées, des clivages sur lesquels s'est construite la ville. Outside the door at Claridges Hotel, photo de Jerome Liebling (1960, ci-dessous en haut), illustre ainsi bien mieux qu'un long discours les différences de classe, tandis que Group of skinheads & hippies in Piccadilly Circus, cliché de Terry Spencer (1969, en bas), fige la cohabitation - la confrontation ? - de deux communautés aux codes facilement reconnaissables. Cette exposition de 200 photos, pour fascinante qu'elle soit, n'en est pas moins l'expression - involontaire ? - d'un paradoxe frappant : les clichés alignés sont à la fois le reflet fidèle des multiples mutations qu'a connues la ville en 150 ans et, de par leur caractère inévitablement figé, la négation même de cette dynamique. Un peu à l'image de ce que le dictionnaire, plan fixe, est à la langue, en perpétuelle évolution.




Tous les guides le clament haut et fort : Londres est la capitale la plus cosmopolite au monde. Il suffit en effet de pousser la porte de n'importe quel café (Costa, Starbuck's) ou fast-food (Eat, Prêt-à-Manger) pour constater l'étonnante diversité culturelle des "petites mains" de la ville : Snow, 23 ans, originaire de Chine, se fera ainsi un plaisir de vous servir au café de la librairie Waterstone's de Picadilly (ci-dessous, en haut), à moins que n'officie ce jour-là son collègue italien ou espagnol. Les journaux gratuits proposés aux passants devant la station de métro de London Bridge témoignent pour leur part de l'importance des communautés russe et lituanienne de la ville (en bas).



Un parfum d'Asie, enfin, flotte autour de Newport Place, coeur du "Chinatown" londonien, à deux pas de Charing Cross Road. Un peu plus loin se dresse le Strand, rue qui jusque dans les années 1860 bordait la Tamise et qui abrite aujourd'hui quelques-uns des théâtres les plus célèbres du West End, dont l'Adelphi, le Savoy (à ne pas confondre avec l'hôtel du même nom) ou encore le Lyceum. Au Vaudeville, voisin de l'Adelphi, se joue In a Forest, Dark and Deep, pièce de Neil LaBute (connu notamment pour En compagnie des hommes ou Nurse Betty au cinéma) qui marque les grands débuts sur les planches londoniennes de l'acteur américain Matthew Fox. Bien connu des fans de la série Lost, ce dernier y donne la réplique à l'actrice anglaise Olivia Williams, vue notamment dans The Ghostwriter de Roman Polanski. La pièce, qui réussit la prouesse de conjuguer une tension de tous les instants et un ton souvent drôle, raconte la relation conflictuelle entre Bobby, charpentier de son état, et sa soeur Betty, professeur d'université. Soucieux sans doute de boucler la boucle, l'auteur a choisi d'ouvrir et de conclure la pièce par le constat "truth hurts", lequel prend tout son sens à la lumière des révélations faites progressivement par Betty à son frère. Environ 1h30 après le lever de rideau, les deux acteurs s'avancent pour saluer le public. Matthew Fox, dont les soupirs trahissent le soulagement après une prestation que l'on devine éprouvante, garde le visage fermé malgré les applaudissements que déclenche chacune de ses révérences. A la sortie du théâtre, les spectateurs affamés dévorent des yeux les menus des restaurants alentour. Ils passent, sans même les voir, à hauteur des perdants du grand manège londonien, venus en nombre se restaurer auprès des camionnettes d'une oeuvre caritative. Echo pour le moins troublant d'une des répliques prononcées par Olivia Williams dans la pièce : "Sometimes I feel like I'm invisible. I want to shout "I'm here!"".

En ce dimanche matin, la gare de St Pancras s'éveille lentement, épargnée pour l'instant par l'agitation qui ne va pas tarder à la saisir. L'horloge accrochée à la verrière qui surplombe les Eurostar vient rappeler aux voyageurs la marche inexorable du temps, tout en jouant les trouble-fête parmi les anneaux olympiques annonciateurs des Jeux de 2012. En regardant attentivement la scène, on a l'impression que poussée par l'anneau bleu, qui symbolise l'Europe, elle va venir se loger dans l'anneau noir, qui représente le continent africain. La superposition de l'horloge et des anneaux olympiques constitue le symbole magistral de la ronde perpétuelle que tout voyageur de passage à Londres est invité à rejoindre. Pour boucler la boucle en quelque sorte.
















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