vendredi 14 octobre 2011

Bises baltes
Riga & Vinius, 3-9 octobre 2011

Avec un peu plus de 700 000 habitants, Riga, la capitale de la Lettonie, est la plus grande des trois capitales baltes devant Vilnius et Tallinn respectivement. Lorsqu'on rejoint le centre-ville depuis l'aéroport, on passe à hauteur d'un grand centre commercial ultramoderne et du colossal chantier de la future bibliothèque, qui ressemble à une grande pyramide de verre et d'acier. Le caractère extrêmement moderne de la ville s'impose d'emblée au visiteur mais quelques kilomètres plus loin, au-delà du pont qui franchit la Gaudava, le fleuve qui coupe la ville en deux, l'illustre passé de Riga ressurgit dans toute sa splendeur. Vecriga, le vieux Riga, constitue le coeur historique de la ville et son principal pôle d'attraction. Les nombreux palais et bâtiments anciens - de style classique et néoclassique pour l'essentiel - s'y côtoient dans une réelle harmonie sur fond de rues pavées et de carillons lointains. A quelques minutes de l'imposante Cathédrale se dresse la célèbre Maison des Têtes Noires, devenue le symbole de la ville. Détruit pendant la guerre, cet édifice a été reconstruit au début des années 2000 et constitue un arrêt photo obligé pour tout touriste de passage. Tranchant avec la légèreté et le style flamboyant de la Maison des Têtes Noires, le bloc anthracite du Musée de l'Occupation (ci-dessous), situé à quelques mètres, a fait polémique en son temps pour sa rigueur architecturale mais s'impose aujourd'hui comme le témoin du douloureux passé de la Lettonie et de Riga en particulier. Ce musée retrace la double occupation qu'a connue le pays, nazie dans un premier temps (entre 1941 et 1945) puis soviétique (entre 1945 et 1991), et permet de mieux mesurer les souffrances qu'ont endurées les Lettons, dans les camps de concentration nazis ou les goulags russes. Entre les affiches de propagande, les unes des journaux de l'époque et les guenilles des déportés, on peut voir, dans une petite vitrine, de minuscules bouts de papier noircis de messages à peine lisibles rédigés à la hâte et jetés par les déportés hors du train qui les emmenait vers la mort. Combien de ces "petits papiers" seront parvenus à leur destinataire ? On ne le saura évidemment jamais. L'exposition, qui s'ouvre sur la reconstitution grandeur nature d'une baraque du goulag, se referme sur l'accession du pays à l'indépendance, en août 1991. 20 ans plus tard, Riga garde de nombreuses traces de son passé soviétique, à commencer par l'imposante statue qui se dresse à quelques mètres de là (ci-contre). Pourtant dédié à la gloire des fusiliers lettons, ce monument est encore aujourd'hui fortement décrié par une partie de la population qui aimerait bien le voir déboulonné. Autre témoin de la domination passée du grand frère soviétique, l'Académie des Sciences arbore fièrement ses lignes staliniennes au sud de la vieille ville. Pendant la période estivale, on peut monter au sommet de cette imposante bâtisse pour admirer le panorama sur la ville.

A quelques encablures du "gâteau d'anniversaire de Staline", se trouve le marché central ou "Central Tirgus". Occupant plusieurs hangars utilisés pendant la Première Guerre mondiale pour abriter des dirigeables (ci-dessous), ce marché haut en couleur et comptant parmi les plus importants d'Europe de l'Est permet de découvrir l'autre Riga, le Riga populaire, aux antipodes de celui de la vieille ville. Les innombrables étals débordent de produits en tous genres et bien que cette abondance n'ait rien de soviétique, les vendeuses qui attendent le chaland, babouchkas d'un autre temps, semblent elles bien d'époque (ci-dessus, à droite). Les hangars ont chacun leur spécialité - viande, poisson, légumes... - et communiquent entre eux, créant ainsi un dédale dans lequel se pressent les clients affairés. De par son envergure et son ambiance populaire, ce marché vaut vraiment le détour et constitue assurément l'un des lieux les plus dépaysants de la ville.

Comme toutes les villes touristiques, Riga propose une large palette de visites guidées, du plus classique - visite de la vieille ville, l'Art nouveau à Riga... - au plus original : le site www.traveloutthere.com propose par exemple un stage "AK47", qui promet des sensations fortes aux amateurs d'armes. Ma témérité ayant ses limites, j'opte plutôt pour le "Soviet Riga Tour" qui, comme son nom l'indique, couvre les hauts lieux de la présence soviétique à Riga jusqu'en 1991. Premier arrêt au Uzvaras Piemineklis, monument érigé par les Soviétiques après la guerre pour célébrer la victoire sur les Nazis. Mon guide m'explique que la vaste esplanade autour du monument est prise d'assaut tous les 9 mai, jour de la victoire, par les Russes de la ville, qui représentent plus de 40% de sa population. Cette forte présence est particulièrement sensible dans le "Moscow District", le quartier russe qui s'étend au sud du centre-ville, au-delà de l'Académie des Sciences. Un autre marché russe, le "Latgales Tirgus", propose un impressionnant bric-à-brac d'articles en tous genres : insignes de la Seconde Guerre mondiale, badges à l'effigie de Hitler, bustes de Lenine ou Staline, haches rouillées ou casques de soldats du IIIème Reich, pièces détachées de vélos ou de machines à coudre, télécommandes de marques de télévision disparues depuis longtemps... Là encore, le dépaysement est total et le saut dans le passé vraiment saisissant. Mon guide me conseille de ne pas prendre de photos compte tenu de l'origine douteuse de la plupart des articles proposés et je décide de suivre sa recommandation, aidé il est vrai par les mines patibulaires qui m'entourent. Quelques rues plus loin, une peinture murale invite le visiteur à découvrir les églises orthodoxes du quartier (ci-dessus). L'une des plus imposantes est la Church of Beheading of St John the Prophet (ci-contre), tellement photogénique en cette belle journée d'automne que mon guide lui-même décide de la prendre en photo ! A quelques pas de là, le cimetière d'Ivan permet également d'approcher au plus près l'âme russe. Jonchés de feuilles, les sentiers qui serpentent entre les tombes sont à peine visibles et il faut redoubler de prudence pour ne pas marcher sur Vassili Tsvetkov, qui repose là depuis plus de 30 ans (ci-dessous).


Dans le taxi qui me ramène à l'aéroport, mon chauffeur me vante les mérites de la ville et de sa région et évoque notamment Jurmala, la "Côte d'Azur lettone", qui déroule ses plages de sable fin à une vingtaine de kilomètres au nord de Riga. Je lui demande s'il aimerait visiter la France. Il me répond qu'il préfèrerait partir étudier aux Etats-Unis, où il a un oncle. L'époque soviétique a beau être révolue, les jeunes Lettons continuent de rêver d'Amérique...

Dès mon arrivée à l'aéroport de Vilnius, j'ai l'occasion de constater que la mauvaise réputation des chauffeurs de taxi lituaniens n'est pas usurpée. Celui que m'a envoyé l'hôtel se saisit rapidement de ma valise et se dirige vers son véhicule à grandes enjambées. Je lui cours après et ai tout juste le temps de m'engouffrer dans le taxi avant qu'il démarre sur les chapeaux de roue. A peine une dizaine de minutes plus tard, nous nous arrêtons déjà devant l'hôtel. Le chauffeur se retourne alors vers moi et me parle - ou plutôt éructe - pour la première fois : "Pay me? Hotel?" Je propose de payer directement l'hôtel, assez peu convaincu de son intention de me rendre la monnaie sur le billet de 200 litas (environ 60 euros) que je viens tout juste de retirer à un distributeur dans le hall de l'aéroport.

Mon hôtel se trouve dans le "business district", au nord du centre-ville. Les quelques tours qui le constituent (ci-dessous, en haut) contrastent avec les nombreuses églises parsemées dans Senamiestis, la vieille ville. Comme à Riga, les églises orthodoxes sont assez largement représentées et l'une des plus impressionnantes, avec ses dômes verts éclatants, est sans conteste l'Eglise de St Michel et St Constantin, construite en 1913 pour célébrer le 300ème anniversaire de la dynastie Romanov (ci-dessous, en bas).






























A quelques pas de là, on tombe sur la statue d'un petit garçon levant les yeux vers le ciel et serrant une galoche contre son coeur (ci-dessous). Inaugurée en 2007, cette sculpture fait référence à l'enfant décrit par Romain Gary dans son roman autobiographique, La Promesse de l'aube. L'écrivain est né à Vilnius en 1914, alors que la ville s'appelait Vilno et faisait encore partie de l'Empire russe. Roman Kacew, de son nom de naissance, viendra s'installer en France en 1928 et s'y fera un nom grâce à son oeuvre littéraire assez abondante. Un nom ou plutôt deux puisque Gary publiera également quatre ouvrages sous le pseudonyme d'Emile Ajar, ce qui lui permettra, au mépris des règles de cette vénérable institution, de recevoir à deux reprises le Prix Goncourt. L'écrivain se suicidera à Paris le 2 décembre 1980, ce qui n'a rien d'étonnant de la part de quelqu'un qui déclarait : "J'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut aux termes duquel je ne vieillirai jamais".



En bordure de Gedimino, la grande artère commerçante de la ville, se dresse un grand bâtiment gris clair qui a priori n'attire pas particulièrement le regard. En le longeant, on s'aperçoit que des noms - ceux de résistants fusillés après la guerre - sont gravés dans les murs (ci-dessous) et une plaque informe le passant qu'il se trouve devant l'ancien QG de la Gestapo et du KGB. Ce bâtiment abrite aujourd'hui le Musée des Victimes du Génocide, inauguré en 1992, juste après le départ des tanks russes de Vilnius. Au premier étage, différentes salles permettent de mieux comprendre la manière dont a fonctionné le KGB local entre le début des années 1950 et les années 1980 et dont cette organisation exerçait son emprise sur la population. De nombreux objets pour la plupart d'époque - matériel d'écoute, standards téléphoniques, tampons administratifs, formulaires en tous genres... - font revivre la période trouble de l'après-guerre, synonyme pour beaucoup de Lituaniens jugés trop "gênants" de surveillance constante, d'arrestations arbitraires, d'interrogatoires musclés, voire de torture. Les personnes arrêtées étaient emmenées au sous-sol pour être enfermées dans l'une des cellules de la sinistre prison, demeurée pratiquement en l'état depuis 1991 (ci-contre). Les détenus les plus récalcitrants pouvaient être enfermés dans une cellule d'isolement "classique" ou dans une cellule spéciale dont le sol était rempli d'eau glacée et où seule une minuscule plateforme de béton permettait au détenu, au prix d'un équilibre précaire, de se maintenir au sec. Toute perte d'équilibre se soldait inévitablement par un bain glacé, pour le plus grand plaisir sans doute des gardiens. Juste avant de ressortir de ce lieu maudit, je m'arrête devant ce qui ressemble à deux placards à balais, avec une petite planche fixée au mur. Ces minuscules espaces - 0,6 m² - étaient en fait utilisés pour y enfermer les nouveaux arrivants jusqu'à ce que leur dossier soit vérifié.

Las de tant d'horreurs, je me dirige vers la sortie, me fraye un passage au milieu d'un groupe de militaires lituaniens en visite et retrouve l'air libre avec un certain soulagement. Je remonte le boulevard Gedimino jusqu'à son extrémité est, ponctuée par la Cathédrale de Vilnius. Un peu plus loin, je pénètre dans Uzupis, le quartier bohême de la ville qui frappe surtout par ses nombreux bâtiments décrépis et tagués. Le quartier s'est auto-proclamé "République d'Uzupis" en 1998 et s'est même doté d'une Constitution que l'on peut consulter dans plusieurs langues sur un mur de la rue Paupio (ci-contre). Parmi les principes qui y sont inscrits, certains témoignent d'une certaine sagesse : "Le chien a le droit d'être chien" (principe 12), "L'homme a le droit de comprendre" et "L'homme a le droit de ne rien comprendre du tout" (principes 23 et 24), etc. Les Russes semblent particulièrement apprécier le quartier, comme en témoigne ce couple de jeunes mariés venu se faire photographier à côté du "pont des amoureux" (ci-contre). Sur la photo, la mariée est penchée en arrière mais pour le cliché suivant, la photographe va la faire se pencher encore plus. A l'heure qu'il est, elle est peut-être en train de nager dans la Vilnia, la petite rivière en contrebas...


Le château de Trakai, à une trentaine de kilomètres de Vilnius, vaut le détour en soi mais aussi et peut-être surtout pour les restaurants locaux. Le restaurant Senoji Kibininé est surtout connu pour ses "kibinay", espèces de petits chaussons fourrés à la viande ou aux légumes qui, accompagnés d'une boisson au cumin, s'avèrent effectivement délicieux. Le kvass, boisson fermentée à base de pain, me convainc beaucoup moins mais semble faire le bonheur de Taner, le collègue turc assis à ma table.

Le lendemain, dans le vol AirBaltic qui me ramène à Paris, je pense pêle-mêle à Steve Jobs, qui vient de nous quitter, à Patricia Kaas, dont un collègue biélorusse m'a confirmé qu'elle était toujours très populaire dans son pays, et à Richard Clayderman, qui a donné un concert à Vilnius pendant mon séjour. Le fait d'avoir échappé à cette prestation me met d'humeur festive et j'ai envie de commander une petite bouteille de vin pour fêter ça mais les prix m'en dissuadent rapidement. A la réflexion, je vais peut-être louer un iPad 2 pour regarder un film ou écouter de la musique. Une façon comme une autre de rendre hommage au cofondateur de la marque à la pomme.





















vendredi 2 septembre 2011

La Haye, Rotterdam & Amsterdam
août 2011

Avec ses 500 000 habitants, La Haye est la troisième ville des Pays-Bas derrière Amsterdam et Rotterdam et est aussi la capitale administrative et politique du pays. Située à l'extrémité sud-ouest du Randstad, nom donné à la conurbation qui comprend également les villes d'Amsterdam, de Rotterdam et d'Utrecht, La Haye abrite le siège du gouvernement, le Parlement et la résidence royale. La Reine Beatrix, qui a fêté ses 30 ans de règne en 2010, a ses quartiers au palais Huis ten Bosch, dans le Haagse Bos ("bois de La Haye"). Elle est sortie indemne de l'attentat qui l'a visée à Apeldoorn, le 30 avril 2009, mais celui-ci, qui a fait par ailleurs quatre morts, a profondément choqué la société néerlandaise, habituée à une grande proximité avec la famille royale.

Qu'il arrive par la gare de Hollands Spoor (ci-dessous) ou par la gare centrale, le visiteur ne peut s'empêcher d'être frappé par les montagnes de vélos qui se dressent dans les espaces prévus à cet effet. Il suffit de marcher quelques minutes dans les rues de La Haye - comme de n'importe quelle grande ville du pays - pour constater que le vélo constitue assurément l'ennemi numéro un du piéton, loin devant la voiture et même le tramway. Le danger est d'autant plus grand que les pistes cyclables, beaucoup plus larges que celles proposées aux cyclistes français, sont souvent difficiles à distinguer de la chaussée. Le fait que le freinage se fasse le plus souvent, sur les vélos hollandais, par rétropédalage n'est guère de nature à rassurer le pauvre piéton peu habitué à une telle domination des deux-roues...

La Haye est connue pour ses institutions internationales mais aussi pour Madurodam, ville miniature qui reproduit les monuments typiques des Pays-Bas et qui tient son nom de George Maduro, lieutenant de l'armée néerlandaise mort au camp de concentration de Dachau. La ville compte par ailleurs de nombreux musées, dont le plus prestigieux, le Mauritshuis, constitue une étape incontournable pour tout amateur d'art. L'âge d'or de la peinture hollandaise y est largement représenté : les peintres les plus réputés, tels que Vermeer ou Rembrandt, y côtoient des noms moins connus du grand public. Ainsi, le magnifique Jeune fille à la perle de Vermeer est encadré par deux petits tableaux de Gerard Ter Bosch, spécialiste des scènes intimistes, tandis que Frans Hals, surtout connu pour ses portraits, Jan Steen ou encore Antoine van Dyck sont également présents. La Vue de Delft, autre tableau célèbre de Vermeer, est exposé en face de la Jeune fille à la perle, à laquelle il semble répondre. Dans les deux salles consacrées à Rembrandt, on peut notamment admirer La Leçon d'anatomie du docteur Tulp (ci-contre), tableau monumental qui contraste tant par son réalisme que par sa taille avec les autres oeuvres du maître exposées. Le tableau, exécuté par Rembrandt à l'âge de 26 ans à la demande du professeur d'anatomie Nicolas Tulp (au centre du tableau), a été sa première grosse commande et lui a permis d'établir sa réputation de portraitiste dans les années 1630. Les personnages sur la gauche semblent tous très attentifs mais certains regardent le bras du mort, ou le livre ouvert sur la droite, tandis que d'autres fixent le spectateur. Cette multiplicité des regards confère une réelle dynamique au tableau et contraste avec la posture relativement figée du professeur.

Moins connu que les Rembrandt ou Vermeer du musée, le tableau de Jacob van Campen, "Portrait of Constantijn Huygens and Susanna van Baerle" (ci-contre), n'en vaut pas moins le détour. Contrairement à la pratique de l'époque qui voulait que mari et femme fassent l'objet de deux portraits distincts, les deux époux sont ici représentés sur le même tableau et, qui plus est, de profil. La feuille de musique, en bas à gauche, symbolise l'harmonie du couple. L'impression étrange que laisse ce tableau tient au contraste entre le regard figé de l'homme et le regard sévère, presque réprobateur, que la femme semble nous lancer. La tension ainsi créée est telle qu'au bout de quelques minutes d'observation du tableau, on a l'impression que l'homme va lentement tourner la tête vers la gauche pour nous fixer à son tour...

En sortant du Mauritshuis, on ne peut s'empêcher de se demander combien d'autres chefs-d'oeuvre Vermeer aurait réalisés s'il n'était pas mort à l'âge prématuré de 43 ans...

Changement de ville, changement d'ambiance. A une vingtaine de kilomètres au sud de La Haye, Rotterdam, ville martyre de la Seconde Guerre mondiale, arbore aujourd'hui fièrement ses gratte-ciel et frappe d'emblée par son aspect futuriste. Son métro, ultra-moderne et spacieux (ci-contre), ferait passer le métro parisien pour une pièce de musée. La ville est résolument tournée vers l'avenir, comme le prouvent les nombreux chantiers en cours, à la gare centrale notamment, mais sait aussi mettre en valeur son patrimoine architectural. Ainsi, sur le Wilhelminakade, quai d'où partaient autrefois les navires à destination de New York, un ancien bâtiment de la Holland America Line a été reconverti pour accueillir le Nederlands Fotomuseum, l'un des plus prestigieux musées de la ville qui pourtant n'en manque pas. Le musée propose actuellement plusieurs expositions temporaires, dont New Topographics, qui permet de découvrir le travail de plusieurs photographes autour du thème des paysages modelés par l'homme. Il s'agit en fait de la reprise d'une exposition organisée aux Etats-Unis en 1975 mais la plupart des clichés n'ont pas vieilli et pourraient dater d'hier. C'est tout particulièrement le cas des photos de Stephen Shore - les seules en couleurs de l'exposition -, qui retranscrivent parfaitement l'ambiance de l'Amérique rurale des années 1970. Dans 2nd St East and South Main Street, Kalispell, Montana (1974) (ci-dessous, en haut), le temps semble s'être arrêté et les rares passants évoluent dans un décor de ville fantôme. Cette même impression de désolation et de solitude se retrouve dans la plupart des autres photos exposées, notamment dans Hollywood 1972, de Henry Wessel Jr (ci-dessous, en bas).




















A à peine une heure de train de La Haye, Amsterdam, la plus grande ville du pays avec environ 800 000 habitants (2 300 000 pour l'agglomération), est l'une des plus fascinantes métropoles au monde. La ville compte plusieurs musées d'envergure internationale - ce qui en soi n'a rien d'extraordinaire - mais l'ambiance qui y règne semble unique. La coexistence de différentes communautés que tout a priori semble opposer dans un cadre magnifique - malgré les clichés, il se dégage une vraie magie des fameux canaux et des hautes et étroites maisons en brique qui les bordent - y est sans doute pour beaucoup. Pour goûter à cet improbable mélange des genres, on peut par exemple se promener dans le quartier d'Oude Zijde, autour de l'Oude Kerk (vieille église). Point de ralliement de la communauté gay, la Warmoesstraat compte également de nombreuses auberges de jeunesse et des sex shops qui ne correspondent pas toujours aux idées reçues. Alors qu'ailleurs, ces boutiques sont le plus souvent discrètes, presque clandestines, ici elles s'affichent au grand jour et offrent parfois des variantes surprenantes : "The Most Vibrating Shop", par exemple (ci-dessous, en haut), s'apparente davantage à un magasin branché qu'à un sex shop, hissant les sex toys au rang d'objets de mode. Dans la vitrine du magasin d'en face, sex shop beaucoup plus "classique" en apparence (en bas), des peluches qui n'ont rien à voir avec celles de notre enfance illustre le goût des Néerlandais pour l'autodérision, même - surtout ? - dans le domaine du sexe.






















Les visiteurs qui s'engouffrent dans les ruelles adjacentes, épicentre du quartier "chaud" (le fameux "Red Light District"), le font généralement pour deux raisons : soit pour apercevoir les prostituées qui attendent le client dans les vitrines - il est d'ailleurs amusant d'en voir certains jeter un regard furtif, comme s'ils n'assumaient pas leur curiosité malsaine -, soit pour acheter les services de ces dames. Dans cette deuxième catégorie, je vois un groupe de cinq jeunes "ausculter" une fille sous toutes les coutures en se lançant des remarques en néerlandais. La municipalité a beau vanter les mérites de la prostitution organisée, je ressens une forte gêne devant ce spectacle et suis bien content de ne pas comprendre ce qu'ils se disent.

En marchant quelques minutes vers l'est, on arrive à Zeedijk, rue haute en couleur où pullulent les enseignes en chinois. Les restaurants, les boutiques des acupuncteurs et les supérettes asiatiques attirent autant l'oeil du visiteur que le temple He Hua (ci-contre), qui apparaît presque incongru dans cette rue étroite. Cette rue, déjà animée en temps normal, l'est encore plus ce jour-là du fait de la présence de drag queens et d'autres personnages costumés qui semblent tout droit sortis du carnaval de Venise (ci-dessous). C'est en fait le week-end des "Hartjesdagen" (journée des coeurs), événement annuel lors duquel les hommes se déguisent en femmes et inversement. A ce propos, il ne faut pas oublier qu'Amsterdam, ville "gay" par excellence, accueille chaque année l'une des plus importantes "Gay Pride" au monde, avec notamment au programme les "Jeux Olympiques des Drag Queens", qui voient les concurrent(e)s se mesurer au lancer de sac à main ou à la course en talons aiguilles... Etourdi par l'agitation ambiante, je poursuis mon chemin jusqu'à la place Nieuwmarkt, en bas de la rue Zeedijk, m'arrête quelques instants au marché aux puces qui s' y tient, puis, attiré par quelques notes de musique classique, longe le canal jusqu'à un mini-concert donné dans le cadre du Grachtenfestival (festival des canaux). Les "lumières rouges", pourtant toute proches, semblent déjà bien loin...


A quelques stations de tramway du centre-ville se dresse le célèbre Rijksmuseum, actuellement en travaux mais néanmoins ouvert aux visiteurs. Les quatre Vermeer que compte le musée - dont "La Laitière", qui orne sa façade (ci-dessous, en haut) -, sont évidemment incontournables, mais la vraie star du musée reste "La Ronde de nuit", le tableau monumental de Rembrandt (ci-dessous, en bas). Celui-ci occupe d'ailleurs la dernière salle dans le circuit de visite, comme pour mieux imposer sa splendeur. "La Ronde de nuit" continue encore aujourd'hui d'intriguer les critiques, du fait notamment de la présence inexpliquée de la jeune fille (qui, selon certains, serait une adulte naine) à gauche des deux principaux personnages. Les énigmes disséminées dans le tableau sont tellement nombreuses qu'elles ont inspiré un film au réalisateur britannique Peter Greenaway, dans lequel celui-ci avance quelques pistes d'explication. Toujours autour de Rembrandt, une exposition temporaire intitulée "Rembrandt & Degas" apprend aux néophytes que ce dernier a été fortement influencé par le maître hollandais, au point d'avoir lui-même exécuté quelques 40 autoportraits. Les fans de Rembrandt pourront compléter le circuit en se rendant à la Rembrandthuis, maison où a vécu le maître entre 1639 et 1660.






























Pour ma dernière soirée à La Haye, j'envisage d'aller voir Le Gamin au vélo, des frères Dardenne, dont le titre m'apparaît comme un amusant clin d'oeil au goût des Néerlandais pour le cyclisme, mais choisit finalement Children of War, un documentaire sur les enfants soldats en Ouganda. Le réalisateur a planté sa caméra dans un centre de réhabilitation du nord du pays, qui recueille d'anciennes recrues de Joseph Kony, chef de guerre illuminé qui sème la terreur depuis plus de 20 ans en Ouganda et dans le sud du Soudan. A la tête de la Lord's Resistance Army (LRA), Kony, poursuivi par la Cour pénale internationale, nourrit le projet fou de renverser le pouvoir ougandais pour installer un régime théocratique fondé sur les Dix Commandements. Son arme principale : des enfants endoctrinés et drogués, transformés en implacables machines à tuer. Dans le film, on suit quelques-uns des rescapés de la LRA dans leur parcours de réinsertion et on ne peut s'empêcher d'être frappé par le ton monocorde des enfants interrogés, qui semblent avoir perdu toute trace d'humanité et toute capacité à ressentir des émotions sous l'effet des atrocités qu'ils ont été obligés de commettre : 10 % d'entre eux auraient ainsi été contraints de tuer des proches.





Encore sous le choc de ce film bouleversant, je ressors du cinéma avec un sentiment d'impuissance, de tristesse et surtout de totale incompréhension devant une telle négation de la valeur de la vie humaine. Dans le hall de l'hôtel, je croise un couple qui se dispute, pour une raison forcément futile, et me dis que nous vivons décidément dans un drôle de monde.






lundi 22 août 2011

La Haye, Rotterdam & Amsterdam

A suivre prochainement sur ce blog.

mercredi 8 juin 2011

Lumières de Stockholm
8-12 juin 2011

Lorsqu'il arrive à Arlanda, le plus grand des trois aéroports de Stockholm, le voyageur est accueilli par les portraits géants de célébrités qui ont vu le jour dans la capitale suédoise : l'actrice Britt Ekland, le réalisateur Ingmar Bergman, le tennisman Bjorn Borg ou encore August Stringberg, le grand écrivain. Un peu plus loin, des ascenseurs ("hiss" en suédois) permettent d'accéder au Arlanda Express, le train à grande vitesse qui relie en 20 minutes l'aéroport au centre ville, distant d'environ 45 kilomètres. Avec des pointes à plus de 200 km/h, ce mini-TGV jaune et blanc, fort confortable au demeurant avec son intérieur spacieux et design, est aussi impressionnant qu'efficace et constitue une belle illustration du savoir-faire suédois en matière de transports urbains. La ville de Stockholm est d'ailleurs quadrillée par un réseau de transports en commun très dense, alliant métro ("Tunnelbana"), bus, tramway et ferries.

Ces derniers occupent une place importante dans cette ville où l'eau est omniprésente. Construite sur 14 îles, Stockholm n'a rien à envier à Venise - elle mériterait d'ailleurs le surnom de "Venise du Nord" beaucoup plus que Bruges - et cette particularité topographique renforce sans doute la personnalité des quartiers qui la composent. Ainsi, la petite île de Skeppsholmen, à l'est de la vieille ville ("Gamla Stan"), est accessible principalement par ferry, ce qui lui confère un caractère bien particulier. Son charme tient à son insularité particulièrement affirmée mais aussi à ses nombreux musées et espaces verts, qui en font un oasis de calme très prisé des promeneurs. Beaucoup plus grande, l'île de Djurgarden, à l'est de Skeppsholmen, est également recouverte d'espaces verts et abrite Skansen, grand parc dans lequel on trouve notamment un zoo et des constructions représentatives des différentes régions de Suède. Mais la vraie "star" de Djurgarden est incontestablement le Vasamuseet, qui fait face à l'île de Skeppsholmen. Ce musée, probablement le plus célèbre de la ville, met en vedette le Vasa, navire de guerre qui coula dans le port de Stockholm le 10 août 1628 lors de son voyage inaugural, 20 minutes seulement avoir levé l'ancre... Localisée en 1956, l'épave du navire n'a été renflouée que progressivement et le navire a été reconstitué depuis à l'identique. Le résultat, force est de le reconnaître, est saisissant, et on ne peut qu'admirer, plus de 300 ans après son naufrage, le Vasa, sorte de Titanic suédois version bateau de guerre, l'un des très rares navires du 17ème siècle à être visibles aujourd'hui dans un tel état de conservation. Le musée permet d'en savoir plus sur le travail de restauration qui a été effectué sur l'épave mais propose également un éclairage passionnant sur les conditions de vie des marins de l'époque et les sculptures qui ornent le navire, sans oublier l'histoire de la Suède au 17ème siècle et l'importance que revêtait alors la flotte royale. L'idée qu'ont eue les concepteurs du musée de multiplier les regards sur un sujet qui de prime abord pouvait paraître quelque peu rébarbatif est à l'évidence pour beaucoup dans le succès durable - et mérité - du Vasamuseet.

Gamla Stan, la vieille ville, constitue le centre historique de Stockholm. Les touristes, venus assister à la relève de la garde au Palais royal, y sont aussi nombreux que les magasins de souvenirs. Ces derniers regorgent d'articles en tous genres à l'effigie de la ville et du pays - t-shirts, tasses, sets de table, peluches - mais curieusement, le couple royal est assez peu représenté malgré la proximité du Palais. Il est vrai que contrairement à Kate et William en Angleterre, Victoria et Daniel sont assez peu connus au-delà des frontières de la Suède. Malgré l'omniprésence des touristes, on peut prendre un certain plaisir à flâner dans les ruelles pavées de Gamla Stan, bordées de galeries d'art et de restaurants. En descendant vers le Parlement ("Riksdagshuset"), on peut en savoir plus sur les activités de ce dernier en lisant les explications bilingues proposées dans les vitrines du ministère de l'Education. Un présentoir vient rappeler que la Suède, qui a légalisé le mariage homosexuel en 2009, est à la pointe des évolutions sociales.

Drottninggatan, à deux pas du Parlement, est la principale rue piétonne de la ville. Les magasins de souvenirs, moins chers que ceux de Gamla Stan, y côtoient les restaurants asiatiques et les cafés branchés, dans un décor de bâtiments fatigués et poussiéreux. La place Sergels Torg, flanquée sur son côté sud par la Maison de la culture, ne peut que frapper par sa laideur architecturale, surtout après le cachet de la vieille ville. Datant des années 1960-70, les immeubles alignés de l'autre côté de la place accusent leur âge et font face à une grande colonne en béton qui ressemble à un cactus géant d'inspiration soviétique.

Fort heureusement, le reste de la ville fait vite oublier ces fautes de goût architecturales. Ainsi, le Musée national, à un quart d'heure à pied de Sergels Torg, affiche fièrement sa magnifique façade de style Renaissance. L'affiche qui orne celle-ci donne un petit air coquin au bâtiment, par ailleurs très sobre et conforme à la rigueur scandinave. Le Nationalmuseet propose en effet jusqu'en août une exposition sur la représentation du plaisir et du vice dans l'art depuis le 16ème siècle. Le tableau sur l'affiche s'intitule Kneeling Nun (la nonne agenouillée) et a été exécuté en 1791 par Martin van Veytens. Ce tableau a la particularité d'avoir deux faces, celle qui nous est montrée ici - légèrement floutée - étant la plus "osée". Le "recto" du tableau, que l'on peut voir dans son intégralité dans le cadre de l'exposition, est beaucoup plus "politiquement correct" puisqu'il montre la nonne de face, perdue dans ses pensées. Le double mérite de cette exposition est de nous pousser à nous interroger sur notre statut de voyeur face à l'art érotique et à l'art en général, et de décrire l'évolution au fil des siècles du regard de la société sur les plaisirs dits "défendus". En dehors de l'exposition, le Musée national contient également de nombreuses oeuvres remarquables, telles que Allegories on the Temptations of Youth, tableau d'Otto van Veen (1648, ci-dessous en haut) qui représente un jeune homme tiraillé entre la tentation du vice, symbolisé par Bacchus et Venus (à gauche), et le choix de la vertu, incarnée par Minerve (à droite). Death of a Hero, tableau monumental du peintre suédois Nils Forsberg (1888, ci-dessous en bas), attire également l'attention. On y voit un prêtre administrer l'extrême onction à un militaire sur son lit de mort, dans une atmosphère pesante renforcée par la présence d'une femme éplorée - la veuve ? - au premier plan. L'enfant sur la gauche, seul, contraste avec les officiers regroupés sur la droite tandis que les hommes alités à l'arrière-plan semblent attendre de prendre la place du mort, dans une implacable logique funèbre.

Avant de quitter le musée, il ne faut pas oublier d'admirer les fresques murales de Carl Larsson, peintre et illustrateur suédois de la fin du 19ème siècle dont certaines oeuvres rappellent celles de Norman Rockwell.

Parmi les différents cinémas de la ville, le Grand, situé sur Sveavägen, dans le quartier de Norrmalm, se distingue par son importance historique. C'est en effet en sortant de ce cinéma qu'Olof Palme, le Premier ministre de l'époque, a été abattu dans la soirée du 28 février 1986. Son épouse, qui l'accompagnait, a été blessée dans l'attentat mais s'est rétablie par la suite. Christer Pettersson, toxicomane connu des services de police, a été arrêté en 1988 après avoir été désigné comme le meurtrier par l'épouse de Palme mais a été acquitté à la suite d'un appel interjeté devant la Cour d'appel de Svea. Il est mort en 2004, après avoir été lavé de tout soupçon. A ce jour, le meurtrier reste inconnu et le mystère de l'assassinat d'Olof Palme, dont une rue porte aujourd'hui le nom, ne sera peut-être jamais résolu.


Mystère, vous avez dit mystère ? Il est difficile de parler de mystère à Stockholm sans penser immédiatement à Millénium, la saga policière mondialement connue. Son auteur, Stieg Larsson, était journaliste au magazine d'investigation Expo et ses articles sur les groupes néonazis lui ont valu des menaces de mort répétées. Certains n'ont donc pas hésité à faire le rapprochement au moment de sa mort prématurée, à l'âge de 51 ans, en 2004, soit sept mois avant la parution du premier tome de la saga, qui devait à terme en compter 10. Les circonstances du décès de Larsson sont peut-être inhabituelles - il a été terrassé par une crise cardiaque après avoir monté à pied les sept étages de l'immeuble où il travaillait, l'ascenseur étant en panne ce jour-là - mais de là à y voir un complot... Stieg Larsson n'imaginait sans doute pas le succès fulgurant qu'allait connaître son oeuvre posthume et faute d'avoir établi un testament en faveur d'Eva Gabrielsson, sa compagne de 30 ans qu'il n'a jamais épousée, c'est au père et au frère de l'écrivain disparu qu'est revenue la responsabilité de gérer sa fortune. Millénium raconte les aventures de Mikael Blomkvist, journaliste d'investigation (comme Larsson), et de sa partenaire Lisbeth Salander, superhackeuse douée de pouvoirs surnaturels et hantée par un lourd passé psychiatrique. Le Millennium Walking Tour, qui permet notamment d'apercevoir les immeubles où sont situés les appartements du héros (ci-dessus, en haut) et de l'héroïne (en bas) dans l'histoire, est évidemment un must pour tout fan qui se respecte mais constitue également une agréable balade dans les rues escarpées de Sodermalm, littéralement l'île du sud, quartier connu pour son ambiance bohème et branchée.

De l'autre côté de Slussen, la grande esplanade qui relie Södermalm à la vieille ville, un long bâtiment en briques de style art déco abrite Fotografiska, le musée de la photographie, qui a ouvert ses portes au printemps 2010. Les trois expositions temporaires qui y sont présentées témoignent de la grande varieté des approches de l'art photographique. Dans I want to live close to you, Jacob Fellander réinvente la photographie urbaine en proposant des clichés abstraits et oniriques de New York, Paris ou Hong Kong, tandis que dans Oil (ci-dessous, à droite), Edward Burtynsky attire notre attention sur les conséquences de nos choix énergétiques sur l'environnement. Dans The Unbearable Lightness of Being (à gauche), Jacqueline Hellmann fait pour sa part une utilisation beaucoup plus intimiste du médium photographique en proposant des clichés de Cizzi, une amie souffrant d'anorexie dont elle fige le beau visage triste dans une succession d'images à la fois émouvantes et dérangeantes.

























Propices à la réflexion, ces trois expositions éveillent aussi des sentiments mêlés et suscitent des interrogations. Le visiteur ressort dès lors de Fotografiska avec plus de questions que de réponses et en apprécie d'autant plus les retrouvailles, à l'extérieur, avec le paysage de carte postale que forment, au loin, les îles de Gamla Stan, Skeppsholmen et Djurgarden.

Pour ma dernière soirée à Stockholm, je décide d'aller voir Melancholia, le dernier film de Lars von Trier, au Victoria, cinéma situé à deux pas de la place Medborgarplatsen, dont le nom semble avoir été inventé dans le seul but de décourager ceux qui, dans un moment de folie, auraient entrepris d'apprendre le suédois. Parmi les bandes-annonces qui précèdent le film figure celle de Potiche, le film de François Ozon. Aidé par les sous-titres, le public, habitué aux v.o. (les films ne sont jamais doublés en Suède), rit de bon coeur aux réparties de Luchini et de Depardieu, ce qui semble témoigner de son goût pour le cinéma français. L'affiche du film Des hommes et des dieux, aperçue peu de temps avant dans la vitrine d'un magasin de dvd, m'avait déjà laissé entrevoir le succès du "fransk film" au pays d'Ingmar Bergman... Il y a un peu de Bergman d'ailleurs dans le film de von Trier, qui pointe pêle-mêle les limites de la science, les pulsions auto-destructrices de l'homme et la difficulté qu'ont les êtres à communiquer. Tout un programme, qui n'est manifestement pas celui des nombreux promeneurs venus ce soir-là jouir des plaisirs de Gotgatan, la principale artère de Södermalm. Ils ont bien raison : n'en déplaise à Lars von Trier, la fin du monde peut bien attendre...

Au bout d'un séjour même de courte durée, force est de reconnaître que le surnom touristique de la ville - "la Capitale de la Scandinavie" - n'est en rien usurpé. Sous réserve de posséder quelques rudiments de suédois - savoir que "slips" veut dire "cravate" permettra d'éviter des situations embarrassantes ! - et de s'accoutumer aux heures pour le moins inhabituelles du lever et du coucher du soleil en été et en hiver (respectivement 3h30 et 15h) - le voyageur passera à n'en pas douter d'excellents moments dans cette ville débordante de vitalité dont on comprend mieux, au moment de la quitter, la fierté qu'elle peut inspirer à celles et ceux qui y sont nés.

dimanche 10 avril 2011

Impressions londoniennes
7-10 avril 2011

L'exposition "Romantics" qui se tient en ce moment à la Tate Britain permet d'admirer, outre de nombreuses toiles de Turner, le splendide Chatterton, de Henry Wallis (1856). Chatterton, poète maudit qui s'est suicidé à l'âge de 17 ans en ingérant de l'arsenic, est représenté allongé sur son lit de mort. Les nombreux fragments de papier éparpillés sur le sol, au premier plan, attestent sans doute de son manque d'inspiration et de la frustration dont on devine qu'elle aura, conjuguée à une grande pauvreté, précipité la fin de l'artiste. A la paleur cadavérique du visage répondent la lumière du dehors, perceptible à travers la lucarne qui surplombe le lit, et le pot de fleurs posé sur le rebord, deux motifs d'espoir qui atténuent le sentiment de profonde tristesse qu'inspire le tableau.

En remontant Millbank, le boulevard qui longe la Tamise depuis la Tate Britain, vers le nord, on aperçoit bientôt les Houses of Parliament, au style néogothique si caractéristique. Les touristes pullulent dans ce quartier si riche en symboles nationaux : l'Abbaye de Westminster, le 10 Downing Street ou encore la caserne des Horse Guards sont tous à portée de carillon de Big Ben, qui écrase de sa hauteur la statue de Churchill dans Parliament Square. A la foule des touristes succède celle des Londoniens, qui se précipitent en masse, dès la journée de travail terminée, à la gare de Waterloo, juste de l'autre côté de la Tamise. L'heure de pointe dans cette véritable ruche humaine constitue un spectacle en soi. Chaque voyageur se rue, la dernière édition de l'Evening Standard sous le bras, sur une borne automatique pour acheter le billet qui lui permettra de regagner sa plus ou moins lointaine banlieue. En sortant de la gare et en remontant Waterloo Road, on arrive rapidement à une petite place tranquille, où une galerie d'art fait de l'oeil au théâtre d'en face : l'Old Vic, où se joue "Cause Célèbre", du célèbre dramaturge Terrence Rattigan. Comme son nom ne l'indique pas, ce théâtre, dont l'acteur américain Kevin Spacey a pris les rênes en 2003, semble tout neuf, arborant une magnifique façade blanche qui ne laisse rien deviner de sa déjà longue histoire.

La rue à gauche du Old Vic se nomme The Cut. Parsemée de restaurants et de pubs et bordée de "terraced houses" en briques rouges, cette rue résidentielle est une oasis de calme fort appréciable après le tumulte de Waterloo. La clientèle du Old Vic tout proche et de son double avant-gardiste, le Young Vic, s'y presse dès la fin de l'après-midi pour déguster un curry ou un biriani au restaurant Spice of India, ou un plateau de fruits de mer au très chic Livebait, avant de compléter ses agapes par une soirée culturelle. Dans la continuité de The Cut, Union Street mène tout droit à Southwark Bridge Road puis à la station de métro de London Bridge, bien connue des touristes venus chercher le grand frisson au London Dungeon ou à l'Old Operating Theatre, attractions mettant en scène respectivement les conditions de vie déplorables dans les prisons londoniennes du Moyen-Age et les pratiques barbares des chirurgiens du 19ème siècle. Dès qu'il retrouve l'air libre, le visiteur, les narines sollicitées par les effluves du Borough Market, est vite rappelé aux réalités du 21ème siècle par le chantier colossal de "The Shard", la tour imaginée par Renzo Piano qui, lorsqu'elle sera achevée en 2012, sera le plus haut gratte-ciel de Londres - et du Royaume-Uni - du haut de ses 310 mètres, antenne comprise. Des bureaux et appartements y côtoieront un centre de conférences et un hôtel 5 étoiles. Cette prouesse architecturale risque fort d'éclipser le pourtant célèbre "Gherkin" (cornichon), qui de l'autre côté de la Tamise toise de ses 180 mètres la City depuis 2004 et accessoirement abrite le siège de la compagnie de réassurance Swiss Re. A la forme arrondie du Gherkin, l'Echarde opposera son profil pyramidal élancé, qui fait penser - en plus longiligne - à la Transamerica Pyramid de San Francisco.

Arbitre de ce duel de géants, le dôme de la cathédrale St Paul's, au coeur de la City, vient également souligner, de par sa pérennité dans un environnement résolument futuriste, l'un des traits marquants de la capitale britannique : la confrontation perpétuelle entre le passé et le présent, entre l'ancien et le moderne. Mais dans une ville où la fuite en avant apparaît comme une seconde nature, les bâtiments "futuristes" ne le restent jamais très longtemps et l'imagination des architectes, stimulée par une énergie urbaine peu commune, est sans limite. Cette créativité architecturale s'explique en partie par les grands projets de la municipalité, au premier rang desquels figurent les Jeux Olympiques de 2012. Cet évènement va avoir d'importantes conséquences sur le paysage londonien - un nouveau quartier va ainsi voir le jour autour du stade olympique, à Stratford, dans la banlieue est de la ville - mais celles-ci sont déjà éclipsées par un autre projet, le réaménagement des Royal Docks, encore plus à l'est, qui aboutira à la naissance d'un nouveau quartier d'affaires, petit frère de celui de Canary Wharf.

Comme en témoignent ces projets, la ville est résolument tournée vers l'avenir mais deux autres évènements, qui illustrent le grand écart temporel dans lequel elle s'inscrit, vont bientôt mettre à l'honneur l'une des plus vieilles institutions du pays, la monarchie. Après le mariage très attendu du Prince William et de Kate Middleton le 29 avril, la Reine Elisabeth II célèbrera son jubilée de diamant en juin 2012. Pour l'occasion, un défilé de bateaux en tous genres, comme n'en a plus connu Londres depuis des siècles, sera organisé sur la Tamise. symbolisant la puissance maritime passée de l'Empire. La vision de cette flotte bigarée, traçant son chemin au milieu des tours de la City jusqu'à la roue du London Eye, vaudra certainenement son pesant d'or mais soulèvera-t-elle le même enthousiasme que le mariage de "Wills and Kate" ? Celui-ci est déjà omniprésent dans les rues de la ville, en particulier dans les boutiques de souvenirs d'Oxford Street et de Picadilly Circus, où les assiettes, tasses et autres objets à l'effigie des futurs époux se disputent les faveurs des passants. A la vision de ce spectacle, une question vient à l'esprit : comment expliquer la longévité du mauvais goût qui, depuis les souvenirs fabriqués à l'occasion du mariage de Charles et Diana en juillet 1981, semble se perpétuer en toute impunité, au mépris de toutes les modes ?

Oxford Circus, le nom de l'intersection entre Regent Street et Oxford Street, décrit bien l'atmosphère de ce quartier, tout entier dédié au shopping. La frénésie y est la norme, les promeneurs s'y deversant en vagues incessantes à la recherche du dernier article à la mode, de souvenirs ou plus simplement du plaisir de contribuer à la marée humaine qui semble ne jamais devoir s'arrêter. Dans la cohue ambiante, le visiteur finit par ne plus faire la différence entre les modèles réduits des "double deckers" - en vente dans toutes les boutiques de souvenirs alentour - et les vrais bus à impériale qui sillonnent la rue à un tel rythme que toute tentative de la traverser relève d'un exercice extrêmement périlleux. Las de cette agitation permanente, certains déposent les armes et prennent le temps de rouler une cigarette sur le trottoir ou de savourer un thé à la cafétéria du niveau -1 de Debenhams, grand magasin jouxtant John Lewis, autre temple du shopping londonien. N'en déplaise aux adeptes du catastrophisme économique, les salariés du groupe John Lewis, qui détient également les supermarchés Waitrose, viennent d'apprendre qu'ils allaient toucher au titre de l'année 2010 une prime exceptionnelle représentant 18% de leur salaire. Bien sûr, on est loin des bonus des banquiers et traders de la City mais tout de même...

Comme toutes les autres capitales, et peut-être plus encore, Londres est une ville de contrastes. Nous en avons vu plus haut un exemple architectural, parmi beaucoup d'autres. L'exposition "London Street Photography", qui se tient au Museum of London, à cinq minutes de la cathédrale St Paul's, témoigne également, par photos interposées, des clivages sur lesquels s'est construite la ville. Outside the door at Claridges Hotel, photo de Jerome Liebling (1960, ci-dessous en haut), illustre ainsi bien mieux qu'un long discours les différences de classe, tandis que Group of skinheads & hippies in Piccadilly Circus, cliché de Terry Spencer (1969, en bas), fige la cohabitation - la confrontation ? - de deux communautés aux codes facilement reconnaissables. Cette exposition de 200 photos, pour fascinante qu'elle soit, n'en est pas moins l'expression - involontaire ? - d'un paradoxe frappant : les clichés alignés sont à la fois le reflet fidèle des multiples mutations qu'a connues la ville en 150 ans et, de par leur caractère inévitablement figé, la négation même de cette dynamique. Un peu à l'image de ce que le dictionnaire, plan fixe, est à la langue, en perpétuelle évolution.




Tous les guides le clament haut et fort : Londres est la capitale la plus cosmopolite au monde. Il suffit en effet de pousser la porte de n'importe quel café (Costa, Starbuck's) ou fast-food (Eat, Prêt-à-Manger) pour constater l'étonnante diversité culturelle des "petites mains" de la ville : Snow, 23 ans, originaire de Chine, se fera ainsi un plaisir de vous servir au café de la librairie Waterstone's de Picadilly (ci-dessous, en haut), à moins que n'officie ce jour-là son collègue italien ou espagnol. Les journaux gratuits proposés aux passants devant la station de métro de London Bridge témoignent pour leur part de l'importance des communautés russe et lituanienne de la ville (en bas).



Un parfum d'Asie, enfin, flotte autour de Newport Place, coeur du "Chinatown" londonien, à deux pas de Charing Cross Road. Un peu plus loin se dresse le Strand, rue qui jusque dans les années 1860 bordait la Tamise et qui abrite aujourd'hui quelques-uns des théâtres les plus célèbres du West End, dont l'Adelphi, le Savoy (à ne pas confondre avec l'hôtel du même nom) ou encore le Lyceum. Au Vaudeville, voisin de l'Adelphi, se joue In a Forest, Dark and Deep, pièce de Neil LaBute (connu notamment pour En compagnie des hommes ou Nurse Betty au cinéma) qui marque les grands débuts sur les planches londoniennes de l'acteur américain Matthew Fox. Bien connu des fans de la série Lost, ce dernier y donne la réplique à l'actrice anglaise Olivia Williams, vue notamment dans The Ghostwriter de Roman Polanski. La pièce, qui réussit la prouesse de conjuguer une tension de tous les instants et un ton souvent drôle, raconte la relation conflictuelle entre Bobby, charpentier de son état, et sa soeur Betty, professeur d'université. Soucieux sans doute de boucler la boucle, l'auteur a choisi d'ouvrir et de conclure la pièce par le constat "truth hurts", lequel prend tout son sens à la lumière des révélations faites progressivement par Betty à son frère. Environ 1h30 après le lever de rideau, les deux acteurs s'avancent pour saluer le public. Matthew Fox, dont les soupirs trahissent le soulagement après une prestation que l'on devine éprouvante, garde le visage fermé malgré les applaudissements que déclenche chacune de ses révérences. A la sortie du théâtre, les spectateurs affamés dévorent des yeux les menus des restaurants alentour. Ils passent, sans même les voir, à hauteur des perdants du grand manège londonien, venus en nombre se restaurer auprès des camionnettes d'une oeuvre caritative. Echo pour le moins troublant d'une des répliques prononcées par Olivia Williams dans la pièce : "Sometimes I feel like I'm invisible. I want to shout "I'm here!"".

En ce dimanche matin, la gare de St Pancras s'éveille lentement, épargnée pour l'instant par l'agitation qui ne va pas tarder à la saisir. L'horloge accrochée à la verrière qui surplombe les Eurostar vient rappeler aux voyageurs la marche inexorable du temps, tout en jouant les trouble-fête parmi les anneaux olympiques annonciateurs des Jeux de 2012. En regardant attentivement la scène, on a l'impression que poussée par l'anneau bleu, qui symbolise l'Europe, elle va venir se loger dans l'anneau noir, qui représente le continent africain. La superposition de l'horloge et des anneaux olympiques constitue le symbole magistral de la ronde perpétuelle que tout voyageur de passage à Londres est invité à rejoindre. Pour boucler la boucle en quelque sorte.